mercredi, mars 28, 2007

L'affaire Latimer


http://scc.lexum.umontreal.ca/fr/2001/2001csc1/2001csc1.html

L’arrêt Perka a exposé les trois éléments qui doivent être présents pour que la nécessité puisse être invoquée comme moyen de défense. Premièrement, il doit y avoir danger imminent. Deuxièmement, l’accusé ne doit pas avoir d’autre solution raisonnable et légale que d’agir comme il l’a fait. Troisièmement, il doit y avoir proportionnalité entre le mal infligé et le mal évité.
critères d'Application et modalités d'évaluation

Tout d’abord, il doit y avoir une situation urgente de « danger imminent et évident » : Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616, p. 678. Bref, un désastre doit être imminent ou un mal doit être inévitable et proche. Il ne suffit pas que le danger soit prévisible ou probable; il doit être sur le point de survenir et être quasi certain de se produire. Dans Perka, le juge Dickson explique ainsi l’exigence de danger imminent : « Au moins, la situation doit être à ce point urgente et le danger à ce point pressant qu’un être humain normal serait instinctivement forcé d’agir et de considérer tout conseil de temporiser comme déraisonnable » (p. 251). L’arrêt Perka indique également la raison d’être de l’exigence de danger immédiat : « L’exigence [. . .] permet de vérifier s’il était vraiment inévitable que la personne agisse » (p. 251). Lorsque la situation dangereuse aurait manifestement pu être prévue et évitée, l’accusé ne peut raisonnablement pas invoquer le danger immédiat.
30 La deuxième exigence en matière de nécessité est qu’il n’y ait aucune solution raisonnable et légale autre que celle d’enfreindre la loi. L’arrêt Perka a proposé les questions suivantes : « Si l’accusé se devait d’agir, pouvait-il vraiment agir de manière à éviter le danger ou à prévenir le mal sans contrevenir à la loi? Y avait-il moyen de s’en sortir légalement? » ((p. 251) en italique dans l’original). S’il y avait une solution raisonnable et légale autre que celle de contrevenir à la loi, il n’y a pas nécessité. On peut remarquer que l’exigence comporte une appréciation réaliste des choix dont dispose une personne; l’accusé ne doit pas être placé devant le dernier recours imaginable, mais il ne doit avoir aucune solution raisonnable et légale. S’il existe une solution autre que celle de contrevenir à la loi, le moyen de défense fondé sur la nécessité échoue à cet égard.
31 La troisième exigence est qu’il y ait proportionnalité entre le mal infligé et le mal évité. Le mal infligé ne doit pas être disproportionné au mal que l’accusé tentait d’éviter. Voir Perka, p. 252, le juge Dickson :
Aucun système raisonnable de justice criminelle, si libéral et humanitaire soit-il, ne pourrait excuser l’imposition d’un mal plus grand afin de permettre à l’auteur de l’acte d’éviter un moindre mal. Dans de telles circonstances, on s’attend à ce que la personne subisse le mal et s’abstienne d’agir illégalement. Si elle ne peut se contrôler, nous ne l’excuserons pas.
Évaluer la proportionnalité peut être difficile. Il peut être facile de conclure qu’il n’y a pas proportionnalité dans certains cas, comme dans l’exemple, donné dans l’arrêt Perka, de la personne qui fait exploser une ville pour éviter de se casser un doigt. Lorsque la question de la proportionnalité peut être écartée rapidement, il est logique pour le juge du procès de le faire et de rejeter le moyen de défense fondé sur la nécessité avant d’examiner les autres exigences relatives à la nécessité. Mais la plupart des situations se trouvent dans une zone grise qui requiert une difficile pondération des maux. Il y a lieu de souligner à cet égard que l’exigence n’est pas qu’un mal (le mal évité) l’emporte toujours nettement sur l’autre (le mal infligé). Il faut plutôt que les deux maux soient au moins d’une gravité comparable. C’est dire que le mal évité doit être comparable au mal infligé ou être nettement plus grand. Comme l’a dit la Cour suprême de Victoria en Australie, le mal infligé [traduction] « ne doit pas être disproportionné au danger à éviter » : R. c. Loughnan, [1981] V.R. 443, p. 448.

L'affaire latimer

Avant d’appliquer aux faits de la présente affaire les trois exigences relatives au moyen de défense fondé sur la nécessité, nous devons déterminer quel critère régit la nécessité. La norme est-elle objective ou subjective? Un critère subjectif serait respecté si la personne croyait se trouver en danger imminent et n’avoir d’autre choix raisonnable et légal que de commettre l’infraction. Par contre, un critère objectif n’évaluerait pas ce que l’accusé croyait; il consisterait à déterminer si, dans les faits, la personne était en danger et ne disposait d’aucune solution raisonnable et légale. Un critère objectif modifié se situe entre les deux. Il comporte une évaluation objective, mais qui tient compte de la situation et des caractéristiques de l’accusé en question. Nous concluons qu’en ce qui concerne deux des trois exigences relatives au moyen de défense fondé sur la nécessité, le critère objectif modifié doit s’appliquer.
33 Les deux premières exigences — le danger imminent et l’absence de solution raisonnable et légale — doivent être évaluées selon la norme objective modifiée décrite précédemment. Comme il est mentionné dans Perka, la nécessité repose sur une norme objective : « [l]e caractère involontaire se mesure en fonction de ce que la société considère comme une résistance normale et appropriée à la pression » (p. 259). Nous ajouterions que, pour évaluer la conduite de l’accusé, il convient de tenir compte des caractéristiques personnelles qui touchent légitimement ce à quoi on peut s’attendre de lui. La démarche suivie dans R. c. Hibbert, [1995] 2 R.C.S. 973, est à retenir. S’exprimant au nom de notre Cour, le juge en chef Lamer a conclu ce qui suit, au par. 59 :
. . . il convient d’utiliser une norme objective qui tienne compte de la situation particulière de l’accusé, y compris sa capacité de percevoir l’existence d’autres solutions possibles.
Bien que la perception que l’accusé a des faits en présence puisse être très pertinente pour déterminer si la conduite devrait être excusée, elle ne l’est que dans la mesure où elle est raisonnable. Au moment où il accomplit l’acte en cause, l’accusé doit croire sincèrement et pour des motifs raisonnables qu’il fait face à un danger imminent et qu’il ne dispose alors d’aucune solution raisonnable et légale. Sa croyance et ses actes doivent reposer sur des motifs raisonnables, mais il convient de tenir compte des circonstances qui influent légitimement sur sa capacité d’évaluer sa situation. Il ne peut pas s’agir d’un critère subjectif; l’accusé qui prétend qu’il a perçu un danger imminent et qu’il n’avait pas d’autre choix que d’agir comme il l’a fait ne réussira à invoquer avec succès le moyen de défense fondé sur la nécessité que si sa croyance était raisonnable compte tenu de sa situation et de ses attributs. Nous écartons, pour étude dans une affaire où elle se présentera, la possibilité qu’une croyance sincère mais erronée justifie l’argument de l’« erreur de fait » dans le cadre de l’examen distinct de la mens rea.
34 La troisième exigence relative au moyen de défense fondé sur la nécessité, soit la proportionnalité, doit se mesurer en fonction d’une norme objective puisqu’il irait à l’encontre des principes fondamentaux du droit criminel de procéder autrement. Évaluer la nature d’un acte consiste essentiellement à déterminer, compte tenu des valeurs de la société, ce qui est approprié et ce qui est une transgression. Dans un extrait de Rethinking Criminal Law (1978), p. 804, G. P. Fletcher donne un aperçu de cette exigence. Fletcher traite de la comparaison entre le mal infligé et le mal évité et indique qu’il y a un seuil à partir duquel une personne doit subir le mal au lieu de contrevenir à la loi. Il ajoute :
[traduction] La détermination de ce seuil relève manifestement d’une appréciation morale de ce à quoi une personne est censée pouvoir résister dans des situations difficiles. Un moyen utile de faire cette appréciation consiste à comparer les intérêts opposés qui sont en jeu et à déterminer dans quelle mesure le mal causé par une personne dépasse l’avantage qui découle de son geste.
L’évaluation de la gravité du mal causé doit être objective. Par définition, une évaluation subjective des maux envisagés examinerait l’affaire du point de vue de l’accusé qui tente d’éviter un mal, dont généralement il est la victime. Il convient, toutefois, d’adopter un point de vue objectif étant donné qu’évaluer la gravité d’un geste est une question de normes sociales empreintes de considérations d’ordre constitutionnel (comme, en l’espèce, les droits à l’égalité que le par. 15(1) garantit aux personnes ayant des déficiences). Nous concluons que l’exigence de proportionnalité doit être évaluée en fonction d’une norme purement objective.
b) L’application des exigences relatives à la nécessité dans la présente affaire
35 En l’espèce, il ne s’agit pas de déterminer si le moyen de défense fondé sur la nécessité doit en fait excuser les actes de M. Latimer, mais plutôt s’il aurait fallu permettre au jury d’examiner ce moyen de défense. Le critère applicable à cet égard est l’apparence de vraisemblance de ce moyen de défense. Dans l’arrêt R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, p. 676, le juge Cory dit :
. . . il n’y a pas lieu de soumettre un moyen de défense au jury si un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées n’aurait pas été en mesure d’acquitter l’accusé à partir de la preuve présentée à l’appui de ce moyen de défense. En revanche, s’il est possible qu’un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées acquitte l’accusé à partir de la preuve présentée à l’appui de ce moyen de défense, il doit être soumis au jury. C’est au juge du procès qu’il appartient de décider si la preuve est suffisante pour que la défense soit soumise à un jury puisqu’il s’agit d’une question strictement de droit.
La question est de savoir s’il y a suffisamment d’éléments de preuve qui, si on y ajoutait foi, permettraient à un jury raisonnable — ayant reçu des directives appropriées et agissant judiciairement — de conclure au bien-fondé du moyen de défense et d’acquitter l’accusé.
36 En matière de moyen de défense fondé sur la nécessité, le juge du procès doit être convaincu que la preuve est suffisante pour donner une apparence de vraisemblance aux moyens invoqués relativement à chacune des trois exigences. S’il conclut qu’il n’y a pas apparence de vraisemblance pour l’une d’elles, le moyen de défense fondé sur la nécessité ne doit pas être soumis à l’appréciation du jury.
37 En l’espèce, il n’y a aucune apparence de vraisemblance quant aux trois exigences relatives à la nécessité.
38 La première exigence est le danger imminent. Elle n’est pas respectée en l’espèce. L’appelant ne prétend pas qu’il courait lui-même un danger; il décrit plutôt un danger que courait sa fille en raison de l’intervention chirurgicale qu’elle doit subir prochainement et qu’il percevait comme une forme de mutilation. La souffrance intense peut constituer un danger imminent mais, en l’espèce, rien dans l’état de santé de Tracy ne l’exposait à un danger tel que la mort était une solution de rechange. On pensait que Tracy était souffrante avant l’intervention chirurgicale et on s’attendait à ce que cette douleur persiste ou augmente après l’intervention. Cette douleur constante ne constituait toutefois pas une situation d’urgence en l’espèce. Pour reprendre les mots du lord juge Edmund Davies dans l’affaire Southwark London Borough Council, précitée, p. 746, nous ne sommes pas en présence d’une situation d’urgence, mais bien [traduction] « [d’]une situation persistante qui existe depuis longtemps ». Ni la maladie ni l’opération envisagée ne mettaient la vie de Tracy immédiatement en danger. En fait, la santé de Tracy aurait pu s’améliorer si les Latimer n’avaient pas refusé le recours à une sonde d’alimentation. Tracy ne se trouvait pas dans une situation d’urgence. On peut raisonnablement s’attendre à ce que l’appelant ait compris cette réalité. Rien ne permettait de penser qu’il se trouvait dans un état psychologique tel qu’il était incapable de constater l’absence de danger imminent. L’appelant a soutenu que, en ce qui le concernait, une intervention chirurgicale de plus constituait effectivement un danger imminent. Il n’était pas raisonnable que l’appelant croit cela, surtout qu’un meilleur contrôle de la douleur était possible.
39 La deuxième exigence est que l’accusé n’ait pas eu de solution raisonnable et légale autre que celle de contrevenir à la loi. En l’espèce, la proposition que l’appelant n’avait pas de solution raisonnable et légale autre que celle de tuer sa fille n’a aucune apparence de vraisemblance. Il disposait d’au moins une solution raisonnable et légale : il aurait pu continuer à endurer ce qui était indiscutablement une situation difficile en aidant Tracy à vivre et en atténuant sa douleur dans toute la mesure du possible. Pour ce faire, il aurait pu avoir recours à une sonde d’alimentation pour améliorer la santé de sa fille et lui permettre d’ingérer des médicaments plus efficaces contre la douleur ou il aurait pu s’en remettre au foyer collectif où Tracy demeurait juste avant son décès. Il est fort possible que l’appelant ait jugé trop triste et exigeante la perspective de continuer à endurer. Il était humain de trouver cette solution de rechange peu attrayante. Il s’agissait néanmoins d’une solution de rechange raisonnable et légale à laquelle une personne doit recourir en vertu de la loi avant de pouvoir invoquer le moyen de défense fondé sur la nécessité. L’appelant connaissait cette solution, mais il l’a rejetée.
40 La troisième exigence est la proportionnalité; elle requiert que le juge du procès détermine, en tant que question de droit plutôt que de fait, si le mal évité était proportionné au mal infligé. Sur le plan conceptuel, il est difficile d’imaginer une situation où l’exigence de proportionnalité pourrait être respectée dans le cas d’un homicide. Nous laissons ouverte, au cas où elle se poserait, la question de savoir s’il est possible de respecter l’exigence de proportionnalité dans le cas d’un homicide. En Angleterre, le moyen de défense fondé sur la nécessité ne peut probablement pas être invoqué en matière d’homicide : R. c. Howe, [1987] 1 A.C. 417 (H.L.), p. 453 et 429; J. Smith, Smith & Hogan : Criminal Law (9e éd. 1999), p. 249-251. La célèbre affaire R. c. Dudley and Stephens (1884), 14 Q.B.D. 273, où il y était question de cannibalisme en haute mer, est souvent considérée comme établissant l’impossibilité d’invoquer le moyen de défense fondé sur la nécessité dans les cas d’homicide, même si elle n’est pas concluante : voir R. Card, Card Cross and Jones : Criminal Law (12e éd. 1992), p. 532; Smith & Hogan : Criminal Law, op. cit., p. 249 et 251. La Commission de réforme du droit du Canada a affirmé que ce moyen de défense ne devrait pas pouvoir être invoqué par une personne qui tue ou blesse gravement une autre personne délibérément : Rapport : Pour une nouvelle codification du droit pénal (1987), p. 40. Les ressorts américains sont divisés sur cette question, plusieurs d’entre eux refusant ce moyen de défense dans les cas de meurtre : P. H. Robinson, Criminal Law Defenses (1984), vol. 2, p. 63-65; voir également United States c. Holmes, 26 F. Cas. 360 (C.C.E.D. Pa. 1842) (no 15 383). Le Model Penal Code des États-Unis propose que le moyen de défense fondé sur la nécessité puisse être invoqué dans les cas d’homicide : American Law Institute, Model Penal Code and Commentaries (1985), partie I, vol. 2, § 3.02, p. 14-15; voir également W. R. LaFave et A. W. Scott, Jr., Substantive Criminal Law (1986), vol. 1, p. 634.
41 Si on tenait pour acquis aux seules fins de l’analyse que la nécessité pourrait constituer un moyen de défense en matière d’homicide, il faudrait se trouver en présence d’un mal dont la gravité se compare sérieusement à celle de la mort (le mal infligé). En l’espèce, ce mal ne risquait pas de se produire. Le « mal évité » dans la situation de l’appelant était, comparativement à la mort, totalement disproportionné. Le mal infligé en l’espèce mettait fin à une vie; ce mal était démesurément plus grave que la douleur qui résulterait de l’intervention chirurgicale et que M. Latimer cherchait à éviter. Tuer quelqu’un — dans le but de mettre fin à la douleur produite par un état de santé physique ou mental qui peut être traité par des soins médicaux — n’est pas une réaction proportionnée au mal que constitue une douleur qui ne met pas la vie en danger et qui résulte de cet état de santé.
42 Nous concluons qu’il n’y a aucune apparence de vraisemblance aux moyens invoqués relativement à chacune des trois exigences de nécessité. Comme nous l’avons déjà mentionné, il suffit que le juge du procès conclut à l’absence d’apparence de vraisemblance quant à une seule exigence pour que le moyen de défense ne puisse pas être soumis à l’appréciation du jury. En l’espèce, le juge du procès a eu raison de soustraire ce moyen de défense à l’appréciation du jury. En examinant le moyen de défense fondé sur la nécessité, nous devons demeurer conscients du besoin de respecter la vie, la dignité et l'égalité de toutes les personnes touchées par le geste en question. Le fait que la victime en l’espèce était handicapée plutôt que physiquement apte est sans portée sur notre conclusion que les moyens de défense fondés sur la nécessité invoqués relativement aux trois exigences n’avaient aucune apparence de vraisemblance en l’espèce.

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